Je découvre avec quelques jours de retard la polémique autour des fines observations sur la question juive contenues dans le dernier livre du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin :
Une fois clarifié le rapport avec les responsables catholiques, Napoléon […] s’intéressa à régler les difficultés touchant à la présence de dizaines de milliers de Juifs en France. Certains d’entre eux pratiquaient l’usure et faisaient naître troubles et réclamations.
Et :
[…] Napoléon choisit de réunir une assemblée de notables israélites […] pour répondre à une série de questions censées résumer les problèmes d’intégration des Juifs à la nation française. “Notre but est de concilier la croyance des Juifs avec les devoirs des Français, et de les rendre citoyens utiles, étant résolu de porter remède au mal auquel beaucoup d’entre eux se livrent au détriment de nos sujets” […]. Une lutte pour l’intégration avant l’heure.
On pourrait débattre des heures sur le point de savoir si le premier passage porte des traces d’antisémitisme ou sur le sous-entendu anachronique derrière la dernière phrase du second passage. Mais le cœur du sujet, me semble-t-il, est ailleurs.
Le titre de l’ouvrage que notre bon ministre de l’intérieur a trouvé le temps d’écrire en pleine pandémie est : Le séparatisme islamiste — Manifeste pour la laïcité (je vous épargne le lien Amazon).
Dans les deux passages cités plus haut, Gérald Darmanin tente ainsi l’équivalence suivante :
Sous cet angle (très) schématique, le failles du raisonnement sautent aux yeux :
Les Juifs en 1806, les musulmans en 2021, sont-ils des corps étrangers dans la nation française ?
La présence juive en France remonte au moins au Moyen-Âge. En 1806 (date de la citation dans le second passage), elle est donc déjà très ancienne, d’autant plus que la Révolution, en 1791, a émancipé les Juifs. De même, il est indiscutable qu’en 2021 la grande majorité des musulmans présents en France sont de nationalité française.
De cette double observation, il faut déduire que la seule raison pour laquelle les Juifs en 1806, les musulmans en 2021 peuvent être uniformément considérés comme des corps étrangers, c’est à raison de leur caractère minoritaire.
On pourrait à la rigueur pardonner à Gérald Darmanin de mal connaître l’histoire des Juifs de France (il n’est pas réputé pour ses compétences d’historien) ; mais assimiler une minorité à un corps étranger, pour un ministre des cultes, ça fait tache — surtout quand on se claironne républicain convaincu du matin au soir.
À la lumière des événements de la fin du XIXème puis du XXème siècle, la présentation des Juifs en 1806 comme causant un problème à la nation peut-elle décemment être reprise verbatim en 2021 ?
Ce qui pouvait sembler simplement incorrect — mais néanmoins audible — au début du XIXème siècle semble aujourd’hui, en rétrospective, porter le germe de la névrose collective qui a conduit l’Europe à justifier puis à commettre l’irréparable, c’est-à-dire le meurtre de masse, au XXème siècle : l’application du couple problème/solution à une minorité religieuse ou ethnique.
Il est un peu désolant qu’après les pogroms, l’affaire Dreyfus, la Shoah et j’en passe, un ministre de l’intérieur français ne voie aucun mal à reprendre à son compte ce trouble de la pensée, même (mal) emprunté à Napoléon. Mais, de la part de quelqu’un dont la réaction au meurtre de Samuel Paty est de critiquer les rayonnages casher et halal dans les supermarchés, fallait-il s’attendre à mieux ?
La notion de “séparatisme islamiste” de 2021 peut-elle être mise en équivalence avec l’accusation d’usure en 1806 ?
Pour révoltante qu’elle soit, l’accusation collective d’usure à l’égard des Juifs a l’avantage de pouvoir être débattue sur le terrain du réel. Il s’agit d’une allégation factuelle à l’égard d’une population déterminée qui, en tant que telle, pouvait à l’époque et peut encore aujourd’hui être réfutée. Dans quelle mesure les Juifs se livraient-ils réellement à l’usure en France en 1806 ? Quelle était l’ampleur exacte du phénomène ? Comment l’expliquer historiquement ou économiquement ? Chaque point peut être contesté, corrigé, débattu, etc. à l’aune du réel. La vérité peut être rétablie pour peu qu’on s’en donne les moyens. (Ce qui, soit dit en passant, n’est manifestement pas le cas de Gérald Darmanin.)
En comparaison, la façon dont le séparatisme islamiste peut être constaté dans son existence, mesuré dans son ampleur, expliqué dans ses origines, etc. — tout cela ne dépend que des critères choisis par celui qui porte l’accusation. Autrement dit, si la notion de séparatisme islamiste est bien plus difficile à contester que l’accusation d’usure, ce n’est pas parce qu’elle est moins contestable, mais simplement parce qu’elle ne relève pas du domaine des faits mais de celui des idées.
Que révèle cette équivalence, au-delà de son inexactitude ?
En 1806, Napoléon entend mettre fin à un “préjudice” subi par les Français du fait de l’usure supposément commise par les Juifs. Sauf à démontrer que le séparatisme islamiste peut constituer un délit vérifiable et quantifiable au même titre que l’usure (bon courage), en 2021 c’est un combat intellectuel que mène Gérald Darmanin. En l’adossant à l’œuvre de Napoléon deux siècles plus tôt, le ministre de l’intérieur entend évidemment justifier et légitimer la sienne.
Hélas pour lui, le choix d’un préjugé antisémite traditionnel (même validé par Napoléon) ne fait que révéler la faiblesse et le caractère venimeux de son entreprise : si les accusations d’usure de 1806 nous semblent si indiscutablement diffamatoires en 2021, comment ne pas se demander quel sort les historiens du futur réserveront au concept de séparatisme islamiste ?
Article mis à jour pour corriger une erreur signalée par un lecteur sur l'émancipation des Juifs.
Bonjour super article merci. Par contre sauf erreur ou incompréhension de ma part... le decret cremieux concernait uniquement les juifs en Algerie. L’émancipation des juifs français date de la révolution en 1791. laurent